Le 22 mars 2012 a eu lieu à Montréal une manifestation étudiante qui, pour beaucoup, a été le point de départ de ce que l’on a appelé le Printemps érable, en référence aux différentes révoltes qui avaient bouleversé le paysage politique du monde arabe l’année précédente. En cette belle journée, un immense cortège avait envahi la ville. Comme de nombreux manifestants, j’ai été enchanté par l’ampleur du défilé. La hausse des frais de scolarité voulue par le gouvernement libéral de Jean Charest était une injustice et nous étions des dizaines de milliers de personnes à la contester. Tout cela a été bien documenté. Pour ma part, en plus de ces considérations, j’ai été fasciné par la présence dans la foule de très belles pancartes sérigraphiées. On y voyait une autruche en forme de Québec, la tête plantée dans le sol ; une immense vague comme un raz-de-marée cousin de la vague d’Hokusai ; sur une autre encore, un poing dressé inspiré d’une plus classique iconographie révolutionnaire, que venait décaler l’inscription en lettres capitales « PRINTEMPS ÉRABLE », formule à la fois optimiste et ironique en référence à ces autres « printemps » qui avaient bouleversé le monde arabe en 2011. Toutes ces pancartes avaient été créées par l’École de la Montagne Rouge, un collectif d’étudiants en design de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) qui participaient à la mobilisation en s’inspirant du fonctionnement collectiviste de l’Atelier populaire des beaux-arts, à Paris, d’où étaient sorties quelques-unes des plus célèbres affiches de mai 1968. En découvrant les pancartes de l’École de la Montagne Rouge, c’est peu dire que j’eus un choc. Un choc heureux. De l’épure formelle de ces images, à la fois claires et mystérieuses, à l’émotion politique de les voir ainsi portées à bout de bras dans un mouvement social, j’ai repensé immédiatement à ce crédo énoncé par Gérard Paris-Clavel lors d’un séminaire où il intervenait et que j’avais suivi, lorsque j’étais moi-même étudiant aux Beaux-arts de Paris, à la fin des années 1990. Pour ce graphiste engagé, qui avait lui aussi dessiné des affiches en 1968, à l’École des arts décoratifs, et avait plus tard fondé les collectifs Grapus et Ne pas plier, la tâche du créateur était de réussir à « traduire plastiquement des émotions politiques ». Avec leurs affiches, les créateurs de l’École de la Montagne Rouge avaient réussi cela et, ce faisant, ils ont fait bien plus que de donner une identité graphique au mouvement social, : ils ont contribué à le faire naître.
En plus d’être bouleversé par la qualité de ces images, qui faisaient écho à tout un pan de ma formation artistique, j’ai ressenti un pincement, une inavouable jalousie : je voulais faire pareil. Et dans le fond, pourquoi pas ? Mais je ne pouvais faire exactement pareil. D’une part, eux le faisaient déjà très bien. D’autre part, je ne voulais – ni ne pouvais – plaquer comme ça, soudainement, ma vision des choses sur un mouvement qui avait mon soutien mais auquel je n’appartenais pas comme militant. Il n’y avait aucun sens à ce que je me mette à confectionner des mots d’ordre dans mon coin : on ne m’avait rien demandé. La voie d’un possible engagement artistique semblait donc difficile à trouver. C’est alors que, de façon tout à fait improbable – un mal pour un bien, comme on dit – l’arrogance du gouvernement Charest m’est apparue comme un espace à investir, le discours avec lequel je devais travailler. En effet, très tôt dans le printemps, la brutalité de ses arguments méprisants a accompagné une stratégie délibérée de violence policière à l’endroit des contestataires. Le mandat de mes affiches à venir est né de cette violence verbale et policière, de la nécessité de lui répliquer. Comme le manifestant qui renvoie dans le camp policier une bombe fumigène, j’allais renvoyer dans le camp gouvernemental ses outrances verbales. L’École de la Montagne Rouge se consacrait à donner une forme visuelle au discours étudiant ; j’allais m’occuper des mots d’ordre malveillants du gouvernement.